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Valenciennes: Asile d'art

Mercié Marius Jean Antonin, Quand Même ! (étude), 1882, bronze, H. 1,27 - Valenciennes, Musée des Beaux-arts © Cyril Dermineur
 
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Mercié Marius Jean Antonin, Quand Même ! (étude), 1882, bronze, H. 1,27 - Valenciennes, Musée des Beaux-arts © Cyril Dermineur

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, le musée des Beaux-arts de Valenciennes est l’un des établissements les plus modernes du Nord de la France : inaugurés en 1909, ses espaces aérés et lumineux créent un environnement propice aux sculptures de Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875) et aux grands tableaux d’autel de Pierre-Paul Rubens (1577-1640). En 1918, les forces allemandes décident d’y organiser une étonnante exposition, Geborgene Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich ("Œuvres d’art protégées du Nord de la France occupée"), qui apparaît encore aujourd’hui comme l’un des rassemblements les plus exceptionnels d’œuvres appartenant aux collections publiques et privées du Nord de la France. Comment expliquer ce choix alors que la guerre fait rage?

Dans les réserves du musée des Beaux-arts de Valenciennes se trouve une sculpture réalisée à la fin du XIXe siècle par Antonin Mercié. Elle représente une allégorie de la France sous les traits d’une femme alsacienne qui vient de s’emparer du fusil d’un soldat mourant pour continuer le combat. Intitulée Quand même !, elle délivre un message sans ambigüité sur les désirs de revanche qui animent la France après la défaite de 1870.

L’œuvre est le modèle réduit d’une sculpture monumentale commandée à la mémoire d’Adolphe Thiers qui avait négocié la conservation du Territoire de Belfort au sein de la France. Elle est installée sur la place d’Armes de Belfort en 1884.

En 1894, une deuxième version du groupe est placée dans le jardin des Tuileries à Paris, devant l'Arc du Carrousel. Retirée de cet emplacement en 1933, la sculpture est déplacée place Bergson (8e art.). Elle est de nouveau enlevée à la fin des années 1960 pour être installée en 1981 dans le jardin du fort du Mont Valérien.


Carte postal "Manifestation du 10 août 1914
"Quand même" par Antonin Mercié - Les Vétérans" - Collection particulière

 1914-1915        

Valenciennes fait partie des premières villes françaises à tomber sous le joug allemand, le 25 août 1914, à peine trois semaines après la déclaration de guerre. Maurice Bauchond, conservateur des musées de la ville, fait de son mieux pour dérober à la vue des Allemands les belles œuvres des collections, quitte à les exposer à l’humidité dans les souterrains du collège des jeunes filles situé à côté du musée. Le personnel étant limité, Bauchond cache chez lui quelques pièces d’orfèvrerie médiévale et d’argenterie gallo-romaine.

 1915-1916        

Malgré la guerre, trois dons viennent d’être enregistrés, parmi lesquels figure l’étude de Quand même ! d’Antonin Mercié, dont le sens ne peut rester anodin compte tenu de l’état de siège de la ville. Pour les collectionneurs et les artistes, le musée apparaît très certainement comme un lieu sûr : en plus d’espaces d’exposition vastes et lumineux, l’institution valenciennoise possède des caves spacieuses et adaptées qui peuvent servir d’abri aux œuvres. En 1916, le front est de surcroît déjà relativement loin de Valenciennes et la guerre de position se stabilise à une cinquantaine de kilomètres, vers Arras.

Ouvert au public, le musée connaît une vie presque normale, bien que le vol d’une statuette de cire attribuée à Henri Vernhes ait été mentionné.

 1917                

Officiellement resté sous la responsabilité du conservateur français, le musée, en zone occupée, est de fait placé sous la direction de Theodor Demmler et administré par Hermann Burg. La qualité de ses locaux et sa situation à l’écart de la ligne de front vont rapidement en faire un lieu privilégié pour la sauvegarde des œuvres d’art du Nord de la France occupée. À un rythme de plus en plus soutenu, des caisses arrivent du front ou d’autres musées, transformant Valenciennes en un important « dépôt central ». Depuis la circulaire allemande du 2 mars 1915, les soldats allemands sont priés de faire attention aux œuvres et aux objets d’art quand ils investissent un lieu qui abrite des collections. Le pillage n’est pas toléré. Dans les caves du musée, les œuvres sont rangées et classées de façon méthodique pour ne pas les abimer.

Cette politique de collecte et de protection des œuvres appelée Kunstschutz, fournit une occasion pour les Allemands de soigner leur image après l’incendie de la bibliothèque de l’Université de Louvain et le bombardement de la cathédrale de Reims qui les a transformés aux yeux des Français en « barbares » insensibles à la culture.

Pour les forces allemandes, cette mesure destinée à protéger les œuvres en danger n’est que provisoire. Une fois la guerre achevée, elles seront rendues à leur propriétaire. Ainsi, Theodor Demmler explique-t-il, dans un article très développé qu’il intitule « Asiles d’art » :
« Quand la guerre est venue mettre en danger ces choses précieuses, […] alors des mains charitables les ont emmenées, de leur ancienne demeure trop exposée, vers des asiles plus sûrs. Après la tourmente de notre époque, elles retourneront à leur bercail ».
(Theodor Demmler, « Asiles d’art », La gazette des Ardennes, 1918)

◄ Extrait de lAlmanach illustré de la Gazette des Ardennes, 1918, article de Theodor Demmler sur les « Asiles d’art ». Coll. privée © Daniel Lefebvre, Douai. 

Méfiants, les Français considèrent assez rapidement cette collecte comme la première étape d’un vaste recensement d’œuvres phares destinées à rejoindre les musées allemands ou à enrichir les antiquaires. Comme de nombreux dessins de presse à l’époque, une caricature de Cézard laisse ainsi entendre que la « mise en sûreté » ne serait qu’une tentative de spoliation déguisée : l’administration allemande a alors l’idée de rassurer l’opinion en organisant une grande exposition dont l’une des fonctions est de prouver qu’aucune œuvre n’a pris le chemin de son pays.

Cézard, « Ça, c’est de mon dernier arrivage : c’est un calice de Péronne que nous avons mis en sûreté »Le Rire Rouge n° 124, 31 mai 1917 ©BNF, Gallica. ►

 Mai 1918          

Le musée de Valenciennes est devenu le musée régional le plus important en regroupant, le temps d’une splendide exposition, les chefs-d’œuvre des musées des villes occupées du Nord de la France. Aux œuvres provenant des musées de Lille, Douai, Cambrai, Laon et La Fère s’ajoutent des pièces issues d’églises, de châteaux et de collections privées. L’accrochage rigoureux crée des regroupements par époque et par école en favorisant les dialogues entre les techniques. La présentation et le catalogue qui l’accompagnent insistent sur « l’évolution de l’art flamand du XVe au XVIIe siècle présenté presque sans lacunes » (Grete Ring, « Flämische Bilder in Valenciennes », in Der Belfried, 1918, 3e fascicule, pp. 79-85.). La muséographie moderne, inspirée des musées de Berlin rénovés par Wilhelm von Bode, s’inscrit en opposition à l’accrochage traditionnel fondé sur l’accumulation des œuvres.

     
Photographies allemandes de l’exposition  Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich µ
©Musée des Beaux-arts de Valenciennes.

La presse allemande salue l’exposition en ces termes :
« Les chefs-d’œuvre des collections de Douai, La Fère et Lille rejoignent ici ceux de Valenciennes, et ils n’ont pas été entassés sans amour […], mais présentés de manière claire et impressionnante grâce à un choix et une présentation adéquats ».
Rudolph Oldenburg, « Das Museum in Valenciennes », Münchner Neueste Nachrichten, 11 septembre 1918, 71e année, n°459.



Plan de l’exposition allemande au musée de Valenciennes, 1918

Le plan de l’exposition et les photographies de l’époque laissent transparaître les partis pris muséographiques qui valorisent particulièrement les écoles flamandes et italiennes. Les œuvres italiennes, bien que peu nombreuses dans les collections regroupées à Valenciennes, jouissent de la grande galerie Sud où elles côtoient les tableaux de peintres de l’École du Nord inspirés du maniérisme italien comme Leda de Vincent Sellaer.

     
Photographie allemande de l’exposition Geborgene Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich,
Salle 6 (salle des Italiens et italianistes) ©Musée des Beaux-arts de Valenciennes.

Au fond a côté de l'ouverture : Vincent Sellaer, Léda, 16e siécle

L’accrochage insiste surtout sur l’école flamande dont les musées du Nord, en tête desquels ceux de Lille et de Valenciennes, possèdent des ensembles remarquables : ici réunis pour la première fois, ils offrent un panorama exceptionnel de la création à l’époque de Rubens.

Dans la salle 16, La Descente de croix de Rubens du musée des Beaux-arts de Valenciennes est encadrée par La libéralité royale et La providence royale alors attribuées à Rubens provenant du Palais des Beaux-arts de Lille.

Les bustes de Carpeaux occupent une partie de l’aile Ouest du musée. Au premier plan : une épreuve en plâtre de l’une de ses œuvres les plus connues : La négresse ou Pourquoi naître esclave ? L’encadrement de la porte laisse apparaître au fond de la gallerie Le calvaire d’Abraham Janssens.

Le grand hall central est le seul à présenter un accrochage mixte : il réunit de grandes tapisseries (provenant pour la plupart de collections privées et des châteaux alentours) et les sculptures monumentales de Valenciennes, très certainement laissées à leur place d’origine en raison de leur poids. L’arrangement de cet espace rappelle la salle d’honneur des musées du XVIIIe siècle.

   
Photographie allemande de l’exposition  Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich
©Musée des Beaux-arts de Valenciennes.

 

       
Extraits de l’Almanach illustré de la Gazette des Ardennes pour 1918, article de Theodor Demmler sur les « asiles d’art ».
Coll. privée © Daniel Lefebvre

Médée furieuse de Delacroix fait également parti des œuvres déplacées de de Lille vers Valenciennes.

Incomparable regroupement de chef d’œuvres, l’exposition valenciennoise peut sembler en parfait décalage avec le contexte de guerre dont elle est le curieux produit. Les intentions allemandes, qu’elles soient ou non motivées par le désir de constituer un « butin », n’en révèlent pas moins une méthodologie rigoureuse dans la façon de classer et de présenter les œuvres. Cette exigence se révèle dans le soin apporté au catalogue dont le but est de mettre à jour les inventaires français. Ironie de l’histoire, l’ouvrage paraît à peine deux mois avant la signature de l’Armistice : « un peu trop luxueux » aux yeux d’Hermann Burg, il ne peut manquer de paraître comme « l’une des plaisanteries les plus cruelles de cette guerre mondiale »(1) .

(1)Hermann Burg, Kunstschutz an der Westfront. Kritische Betrachtungen und Erinnerungen, Charlottenburg (Berlin), Deutsche Verlagsgesellschaft für Politik und Geschichte, 1920, p. 45.

Texte : Alexandre Holin, Daniel Bonifacio

Relecture : Anne Labourdette, Célia Fleury, Christina Kott

Nous remercions l’équipe du musée de Valenciennes pour son dévouement et ses conseils, particulièrement Emmanuelle Delapierre, son ancienne directrice, Virginie Frelin, attachée de conservation, Marc Goutierre, régisseur, et Cyril Dermineur, son ancien chargé de récolement.

Bibliographie non exhaustive :

Catalogue d’exposition, Geborgene Kunswerke aus dem besetzten Nordfrankreich ausgestellt im Museum zu Valenciennes, avec la collaboration de Thedor Demmler, Adolf Feulner, Hermann Burg, Munich, Bruckmann, 1918.

Marc Goutierre, « Une page de l’histoire du musée, la Grande Guerre », Valentiana, n°35, juin 2005.

Christina Kott, Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupées, 1914-1918, P.I.E. Peter Lang, Comparatisme et société n°4, Bruxelles, 2006, (particulièrement pp. 341-359).

Emmanuelle Delapierre, « Le musée des Beaux-arts de Valenciennes. Naissance et résurgences », Guide des collections du musée des Beaux-arts de Valenciennes, 2012.

Catalogue de l’exposition Sauve qui veut. Des archéologues et musées mobilisés, 1914-1918, Forum antique de Bavay et Musée de la Chartreuse de Douai, 2014.

 

ACMNPDC