Actualité de la création artistique : 1982 – 2012

Les trente dernières années sont marquées par une profonde redéfinition des modes d’expression, de la géographie artistique et des acteurs du monde culturel. Attachés à la création contemporaine, les musées du Nord – Pas de Calais ont fait des acquisitions marquantes qui reflètent le bouillonnement créatif de notre époque. Ces achats reflètent la fidélité à des artistes, confirmés ou émergents, qui ont exposé dans les musées régionaux.

La peinture, toujours…

Le pouvoir d’attraction de la peinture a peu souffert des procès en obsolescence qui se sont renforcés dans le discours critique à partir des années 60. En France, des mouvements comme l’abstraction lyrique, la Figuration narrative, Supports/Surfaces et BMPT ont profondément repensé le rôle de la peinture, sa fonction d’image ou d’objet et le statut de son auteur. Ces écoles ont donné naissance à de fortes individualités dont certaines ont dépassé leur tendance d’origine pour développer des ramifications inattendues.

Parmi les grandes figures attachées à l’abstraction lyrique, Pierre Soulages (né en 1919) est l’un de ceux qui présente l’une des évolutions les plus originales. À partir de 1979, alors qu’il peint déjà depuis plus de trente ans, il aborde une nouvelle phase de son travail qu'il qualifie d'Outrenoir. Il se concentre alors exclusivement sur la couleur noir et sur sa relation particulière à la lumière qu’il reflète ou absorbe selon la qualité des pigments utilisés. En dépit de l'emploi d’une couleur unique, les tableaux de Soulage se situent à l'opposé du monochrome. Les stries crées par les traces d’outils laissées dans une matière épaisse animent la surface d’irisations changeantes. « Je continue à appeler cela du noir, dit l’artiste, en réalité c’est tout autre chose qui est en action, au point que je ne peux plus dire que mon outil n’était pas le noir mais la lumière ».

Avec leurs surfaces rugueuses, les tableaux d’Eugène Leroy (1910-2000) ont  l’apparence de bas-reliefs, comme ceux de Soulages. Jouant sur une dualité abstraction/figuration, ils résultent d’un long processus d’addition de matière et évoquent des terres labourées ou du magma en fusion. La figure ne s’y révèle qu’après un temps d’adaptation du regard qui parvient à dégager les corps enfouis dans cette matière a priori informe.

Iconoclasmes

Daniel Dezeuze s’attache d’une toute autre manière à faire surgir la figure du fond. La vie amoureuse des plantes évoque la gestation incertaine de la nature, par l’entremise d’un geste souple et fragile qui se situe entre l’automatisme et le repentir. Donnant à voir une « écriture du végétal », l’œuvre de Dezeuze (né en 1942) rappelle à bien des égards le caractère organique des dessins d’Henri Matisse (1869-1954) qui invoquait une nécessaire identification avec la nature lorsqu’il la représentait. Figure marquante de Supports/Surfaces, Dezeuze a participé, au cours des années 60 et 70, à la déconstruction des composants physiques du tableau pour développer un travail sur le châssis libre en poussant l’iconoclasme jusqu’à renoncer à l’usage de la toile.

À cet iconoclasme par le refus s’oppose une autre forme d’iconoclasme par « excès » marqué par la saturation et le recours à l’imagerie populaire. En France, la Figuration Narrative naît d’une réaction critique contre la surabondance d’images qui commence à saturer les rues et les écrans. À l’instar de Peter Saul (né en 1934), les artistes appartenant à cette tendance en font une matière propice au détournement en se plaisant à affronter certains « tabous » de la Modernité : la narration, l’attachement au réalisme, le goût de l’anecdote, l’allégorie et la valorisation du message sur les qualités formelles de l’œuvre.

Peter Saul, artiste américain installé en France, pense la peinture comme un instrument de dénonciation politique. Pinceaux et toiles sont pour lui des armes pour lutter contre les oppressions. À la fin des années 60, il s’engage contre la guerre du Viet Nam et en faveur des droits civiques pour les noirs américains. Sur un mode volontiers ironique, Stalin’s cat s’inspire de la bande dessinée, véhicule conspué de « l’impérialisme américain », pour représenter un chat noir qui renvoie, par métaphore, à la figure historique de Joseph Staline (1878-1953)

Formalisme

À la radicalité des prises de positions politiques de certains artistes liés à la Figuration Narrative répond une radicalité formelle qui dépouille la peinture de toute signification autre que sa présence physique. Au milieu des années 60, Daniel Buren (né en 1938) limite son vocabulaire à un réseau de bandes alternées de 8,7 cm, réduisant la peinture à un fait purement objectif. Buren évoque lui-même l’idée de faire une peinture au "degré zéro". « La toile, la couleur ou la forme sont ce qu’elles sont et rien de plus et rien de moins non plus ».

Toutefois, les bandes alternées ne sont pas une finalité mais un "outil visuel", un motif identifiable capable de révéler le lieu dans lequel l’œuvre s’inscrit et dont elle dépend totalement. Les bandes permettent ainsi à l’artiste d’étayer un discours critique sur le contexte (physique et institutionnel) qui accueille, conditionne et interagit avec l’œuvre. À Douai, La Cabane rouge aux miroirs s’intègre parfaitement au cloître du Musée de la Chartreuse dont elle réitère la forme cubique, reflétant et déstructurant à la fois ses murs réguliers par les reflets des miroirs.

Site dans le site, la cabane dévoile à la fois son enveloppe et celle de l’espace où elle s’inscrit tout en invitant le visiteur à la déambulation. Elles confirment que l’œuvre de Buren est aussi ludique que conceptuelle, comme le montre, une seconde installation présentée dans un autre musée de la région, Trois cabanes éclatées en une, conçue pour le LaM.

L’artiste face à l’Histoire

À l’instar de Supports/Surfaces et de la Figuration Narrative, le Nouveau Réalisme témoigne du bouillonnement créatif des années 60. Attachés à ce mouvement inventé par Pierre Restany (1930-2003), Jacques Mahé de la Villeglé (né en 1926) et son ami Raymond Hains (1926-2005) mettent au point en 1949 le procédé du « lacéré anonyme », en récupérant dans la rue, des affiches déchirées par des passants. Cet acte fait référence à deux pratiques du début du 20^e siècle : le collage utilisé par Georges Braque (1882-1963) et Pablo Picasso (1881-1973), et le Ready Made, inventé par Marcel Duchamp (1887-1968). Ainsi les deux artistes deviennent, selon Raymond Hains, des « peintres d’inaction ».

Couvrant, à ce jour, une période de plus de 60 ans, les affiches lacérées (ainsi que leurs transpositions sous forme de sérigraphies) portent le témoignage des évolutions politiques, économiques et sociales du pays. Leur iconographie renvoie à des périodes révolues et fait remonter à la mémoire, parfois avec une certaine nostalgie, des évènements appartenant désormais au passé. Depuis 1949, les affiches lacérées dessinent une « histoire de France » en portant les traces de ses temps forts comme des petits évènements oubliés ou anodins.

La remise en question du statut de l’auteur qui s’inscrit en filigranes dans l’œuvre de  Villeglé (dont le rôle se réduit à la sélection d’une strate d’affiches) se retrouve chez Alghiero Boetti (1940-194), artiste italien proche de l’Arte povera. Pour Anno 1988 (Année 1988), Boetti a délégué à des exécutants anonymes, la réalisation de cent-quarante dessins d’après des couvertures de magazine publiés au cours de l’année 1988.

Souvent associé à l’art conceptuel, Boetti privilégie, dans son travail créateur, l’idée sur le produit artistique. Pour Anno 1988, toutes les décisions à propos du choix des images, de la technique, du format et de l’acte de délégation ont été prises avant l’exécution. L’artiste n’est que le maillon d’un processus et d’un univers auquel il appartient mais qui le dépasse pourtant.

Comme le travail de Villeglé, celui de Boetti peut se lire comme une réflexion sur le passage du temps et les mutations de l’histoire. Qu’elle soit politique, économique, cinématographique ou pornographique, l’actualité relatée par les couvertures de magazine est unifiée par le travail en valeurs de gris qui donne un caractère fantomatique aux images, doubles délavés d’originaux absents et reflets d’un passé à la fois révolu et toujours présent par ses effets. En ce sens, Anno 1988 est une forme de memento mori, une vanité qui tait son nom mais qui scande incessamment des concepts liés au temps, notamment par la litanie des titres des manchettes retenues : Time, L’Express, Le Ore, etc.

L’œuvre vidéo de Bertrand Gadenne (1951), La bougie et son possible pendant La bulle peuvent aussi être regardés comme des memento mori qui transposent des images classiques liées à la fuite du temps : le souffleur de flamme ou de bulles de savon, symboles de la fugacité du caractère éphémère de la vie.

Féminisme

À l’instar de Peter Saul qui emploie la peinture comme un instrument de lutte, des artistes comme Louise Bourgeois (1911-2010) et Annette Messager (née en 1943) investissent leur travail plastique de questionnements liés à leur statut de femme et leur métier d’artiste, condition doublement déterminante en regard d’un système social qui a longtemps maintenu les femmes à l’écart de la création artistique.

Pendant sa longue carrière, Louise Bourgeois s’est beaucoup attardée à décortiquer ses sentiments et ses propres frustrations. L’art, constitue pour elle une « garantie de santé mentale ». Il remplit une fonction cathartique qui lui permet d’exorciser ses souffrances en donnant une forme à ses démons intérieurs. Sa Sainte Sébastienne féminise le martyr chrétien, transformant le corps d’une femme décapitée en un emblème muet, réceptacle de la violence.

Le militantisme d’Annette Messager s’incarne dans des objets a priori anodins qu’elle emprunte à la culture populaire. Les fragments de peluches qui composent Faire des cartes de France, rappellent les pratiques et les objets dévalués, pour lesquels Messager manifeste très tôt un grand intérêt en prenant à rebrousse-poil la "pureté" minimale et le caractère auto référentiel de l’art conceptuel qui s’imposent à l’avant-garde dès la fin des années 60. « Je me suis toujours intéressées aux arts dévalués, dit-elle. En tant que femme, j’étais déjà une artiste dévaluée. Faisant partie d’une minorité, je suis attirée par les valeurs et les objets dits mineurs. De là sans doute, vient mon goût pour l’art populaire, les proverbes, l’art brut, les sentences, les contes de fées, l’art du quotidien, les broderies, le cinéma… ».