L'esprit des bêtes
Un renard attifé d’une queue de lapin, un éléphant sans trompe, un serpent servant de sonnette, une perdrix jouant un bon tour à un chasseur, des enfants mal élevés, des vagabonds roublards… Tels sont les personnages que l’on rencontre dans les images que Benjamin Rabier (1864-1939) réalise pour l’Imagerie Pellerin. Le jeune homme a déjà acquis une petite notoriété dans le milieu de l’illustration parisienne lorsque débute sa collaboration avec la firme spinalienne. Collaboration fructueuse puisque ce ne sont pas moins de trente-deux images en feuilles volantes et deux albums entiers qui seront édités. Ce jeune artiste prolifique mène alors une double vie à Paris : employé modèle aux Halles la nuit, et dessinateur humoristique le jour.
Rabier participe de l’élan de modernité qui voit le jour dans le monde de l’illustration à la fin du 19e siècle. La rigidité du « gaufrier spinalien » (formule quasiment invariable de 16 ou 20 vignettes de format identique sur une planche) s’évanouit face à un vent de liberté. Les bords s’allègent jusqu’à parfois disparaître, les cases adoptent des tailles irrégulières et servent la narration : allongées tantôt dans le sens de la longueur, tantôt dans un mouvement vertical selon les besoins du récit. La voie vers la bande-dessinée est ouverte. Le comique de Rabier à la fois est typique de son époque – les mêmes ressorts humoristiques sont employés par de nombreux autres illustrateurs contemporains – et présente une indéniable originalité : son trait précis et son esprit facétieux se reconnaissent entre mille.
Cet esprit s’exerce particulièrement au profit de scènes au sein desquelles des personnages déploient des tours d’ingéniosité afin de parvenir à un but : ici pour échapper à un ours (L’arbre de salut), là pour partager une friandise avec un camarade situé à l’étage supérieur d’un immeuble (Ingéniosité de deux jeunes gourmands)… Une logique mathématique implacable, beaucoup d’ingéniosité, un soupçon d’invraisemblance et une bonne dose de hasard (toujours heureux) sont les ingrédients requis pour divertir les lecteurs, petits ou grands.
Dans ces mécaniques aberrantes, beaucoup d’animaux sont des souffre-douleur. Utilisés tels des instruments, ils ne sont pas épargnés. Ils sont aussi souvent les victimes de vilains garnements sans scrupule qui n’hésitent pas à leur tendre des pièges, par pure malfaisance, comme dans Un problème de Lutinet. Rabier s’en amuse-t-il sans arrière pensée ? La Société Protectrice des Animaux ne remplissait certes pas un rôle aussi défenseur qu’aujourd’hui, mais une certaine sensibilité à l’égard des bêtes se faisait peu à peu jour à l’époque. Il est possible que Rabier y ait participé à sa manière, en mettant en lumière la stupidité humaine. De là à ce que les animaux assimilent la cruauté des hommes à leur égard et se liguent contre eux… il n’y a qu’un pas d’après Rabier. À cet égard, la planche Le sommeil du pêcheur est significative.
Doués de raison, ses animaux endossent des rôles d’exemplarité face à des hommes viciés et lâches. L’abus d’alcool est fréquemment visé par les planches. Dans Chien d’ivrogne, le chien protège son maître ivre mort. Et dans Le cochon de Yann-la-Goutte, sorte de conte inversant les rôles, ne sont pas bestiaux ceux que l’on croit. Rabier est connu comme « l’homme qui fait rire les animaux », leur prêtant des caractères et des comportements humains. Le sourire de la célèbre Vache qui rit, qu’il créera en 1921, est déjà en germe dans l’expression hilare du petit singe dans Les singes et le pélican poursuivis par le serpent enragé. Il évacuera peu à peu l’être humain au profit de la figure animale laquelle se chargera d’enfiler le costume des vices et vertus des hommes, pour mieux les dénoncer.
Si la forme des planches revêt une apparence moderne, en revanche le fonds moral cher à l’Imagerie Pellerin demeure. Rabier propose souvent des dessins sans texte – la plupart étant tout à fait compréhensibles seuls –, mais Pellerin ressent le besoin d’ajouter des vers sous chaque vignette, à la fois explicitant le dessin et lui apportant une connotation morale. Cela apparait de façon évidente dans Le sucre d’orge partagé. Ces images étaient destinées à des enfants. Elles avaient le droit d’être drôles, mais encore fallait-il qu’elles délivrent en même temps un enseignement.
À travers les images de Rabier se dessinent les contours de l’humour enfantin de la fin du 19e siècle. S’en dégage également le portrait d’une société, avec ses préoccupations (les rapports complexes entre les hommes et les animaux, leurs « frères inférieurs »), ses loisirs (la pêche, le cirque), ses figures typiques (le chemineau, le personnage de Tartarin), sa mode vestimentaire… Derrière l’apparente légèreté de ces images se dissimule en réalité la peinture d’un temps, celui de la Belle Époque.
Pour aller plus loin
L'Esprit des bêtes [catalogue d'exposition]. Epinal : Musée de l'image, 2015.
Benjamin Rabier illustré : catalogue de son œuvre. Paris : Tallandier, 2003.
Benjamin Rabier : La Vache qui rit, Gédéon & Cie [catalogue d’exposition, Les Lucs-sur-Boulogne, Historial de la Vendée, 2009]. Paris : Somogy, 2009.
CALON Olivier, Benjamin Rabier. Paris : Tallandier, 2004.
ROBICHON François, Benjamin Rabier : l’homme qui fait rire les animaux. Paris : Hoëbeke, 1993.
Jennifer Heim, chargée des collections
