L'Immobilité battante

En 1977, Jean-Pascal Léger est allé enregistrer le peintre dans son atelier de Dormont, non loin de la vallée de la Seine et de Giverny. Le jeune éditeur formé dans les livres de Jean-Jacques Rousseau et de Stéphane Mallarmé s’est trouvé au milieu de plus de mille tableaux en travail.

Tal Coat se montrait accueillant. Il dialoguait joyeusement avec le souci de faire comprendre sa démarche. Porté par l’expérience de presque soixante années de peinture, l’artiste atteignait vite une profonde concentration dans sa parole.


Ces entretiens comportent la reproduction de dessins au crayon gras (issus d’un carnet inédit) et de photos de l’atelier par Michel Dieuzaide.

 

L’immense atelier de Tal Coat, bordé par une verrière orientée au sud du côté des prairies, muait de la caverne par temps sombre au labyrinthe exposé au soleil : c’est là que Tal Coat avait entrepris une nouvelle « grande mutation » de sa peinture.

 

Broyant ses couleurs, il cherchait, tel un alchimiste, un accord profond entre la matière vivante de ses tableaux et les phénomènes de la nature.

 

Tal Coat a souvent évoqué la nécessaire solitude du peintre entouré du monde de ses tableaux. La peinture, à ce degré d’engagement extrême, implique une liberté farouche.

 

Il puisait son énergie, sa cadence, ses silences et sa sauvagerie autant dans l’évocation de ses marches dans la campagne ou des lumières de l’Océan que dans la Rencontre des hommes et de la peinture.

 

 

 

 

Extraits

 

PTC — Il faudrait d’abord fermer un œil, ne pas bouger la tête, rester immobile – et encore, ce sont les choses qui bougent.


Il n’y a pas d’espace perspectif. C’est une grandiose création… qui ne m’intéresse pas du tout. Ou bien il y a les perspectives simultanées de certains peintres du quattrocento où il y a multiplicité de points de perspective, mentale, je trouve que c’est très beau mais cela ne m’intéresse pas. Le tour de force ne m’intéresse pas.

 

JPL — Cette matière ne vous intéresse pas en tant que recherche de matière.

 

Pas du tout. C’est le contraire. Elle est à son optimum quand elle n’est plus là, quand elle bouge. Si elle est là, c’est insupportable, la matière. Ce serait insupportable avec la peinture usuelle.

 

Insupportable parce que vous voulez dire que ce serait esthétique ?

 

Même pas. Parce que ce serait inerte. Ce ne serait pas suspendu, ce serait mort. Ce seraient des ramasse-poussière. Des panoplies ou tout ce qu’on veut…

 

Mais les grains qui apparaissent dans la peinture, de quoi sont-ils faits ?

 

Ils surgissent par tension superficielle. Ils sont l’indice d’un travail intérieur et d’une disposition de structure qui fait cette lecture spéciale et le côté suspendu de cette peinture. Vous pouvez faire des grains aussi en prenant du blanc d’Espagne, ce sera inerte. Des tas de gens mettent du sable dans la peinture. Ce n’est pas la même chose. Avec le sable, vous avez une vision simultanée de tous les grains de sable, c’est pesant, c’est inerte, c’est mort.

 

Vous dites que ces grains montent à la surface de la toile comme les bulles d’eau montent à la surface de l’étang.

 

Oui. Et ils surgissent. Toujours me revient l’image de la plage découverte, qu’elle soit de sable ou de vase… Tout d’un coup, dans le plus grand lointain, un infime grain surgit, brillant, comme une île déserte, au milieu de tout, c’est lui qui est triomphant, il est là, il accroche la lumière, il est infime et on le voit de très loin. Mais on en voit un. Si le regard se tourne, on en verra un autre, mais celui qu’on a vu, on ne le verra plus. Cela se passe ainsi dans le tableau.

 

Vous dites aussi : « Ouvrir les toiles ».

 

Oui. Je le fais souvent.

 

Qu’est-ce que cela veut dire ?

 

Si j’ai une menue craquelure ou si je veux affermir un dessin, j’y vais carrément. J’ouvre un sillon. Je ne crève pas la toile bien sûr. Je trace un trait et je le comble ou je ne le comble pas ou je reviens dessus avec un glacis ou, en bordure, un empâtement filé avec cette matière, vous voyez ces traits blancs, et pourtant j’ai de mauvais pinceaux en ce moment, cela permet de filer une ligne, vous voyez les dentelles dans les peintures du XVIIe, cela permet de filer une ligne comme cela sans aucune habileté.

 

J’aimerais que vous reveniez sur cette sorte de « dépossession » quand vous peignez, sur cette manière dont l’espace vient à vous, un visage vient à vous…, revenir sur ce mouvement qui est central.

 

Oui. Quoique je n’aie jamais aucune vision très claire, bien déterminée de ce que je veux faire. J’ai un plein sentiment de la fondamentalité, non pas des images, mais de ce qui conditionne, non pas un équivalent, mais une réalité. Et ça vient vraiment vers moi.
Si j’ai ce paysage devant les yeux, si je regarde ce champ, là-bas, intensément, ce champ qui est bordé, ça se limite à presque rien, si je vais là, ailleurs, est-ce que je vais gaspiller tout en faisant celui-là, ça après, ça après… ? Non, je reste dans un espace limité, mais plus l’espace est limité, plus j’ai de chances d’atteindre à une totalité, en réduisant… Parce que le regard n’est pas la vue. Comme je vous le disais, pour moi, c’est l’instant, saisir cet instant. Et l’instant, c’est du temps hors mesure, ni bref, ni long.

 

C’est plus la démarche de vos notes, de vos dessins dans les carnets.

 

Oui mais le tableau est exécuté d’un coup, il est fini d’un coup, exactement comme les dessins.

 

Quand vous dessinez, vous circulez à travers la campagne, en voiture, en marchant…, vous vous installez dans un pré. Pour la peinture, c’est différent.

 

Pour la peinture, je transporte des choses avec moi, des choses que j’ai vues. C’est cette action rapide que j’essaie d’atteindre au maximum. La brièveté même impliquera la possibilité de rester longtemps devant le tableau. Plus l’action sera vive et plus on pénétrera dans un domaine de plus grande largeur, si je puis dire.

 

Dans la peinture, vous croyez que vous avez gardé une conscience des souvenirs ?

 

Oui, bien sûr. Je suis assujetti à la lumière, donc à des réflexes. Ce sont des réflexes conditionnés.
Dimanche dernier, en allant à Chartres, j’ai vu des champs de blé, de couleur atténuée, des avoines, et puis, au milieu, surgissant, des colzas. J’ai été conditionné d’abord par ces lignes tendues, assez discrètes mais d’une grande fermeté, et, tout d’un coup, le surgissement des colzas comme un survol, planant au-dessus de tout. Cela m’a pénétré. Je garde les directions et, si je les ai oubliées, je vais sur place les regarder à nouveau prendre des croquis, prendre des notes.


J’en ai fait beaucoup en Suisse. J’étudie le colza, je vois comment le jaune est fait, je note la proportion de vert qu’il y a dedans, quand on voit les tiges, je note le vert, je ne pars pas au hasard. Je prends le jaune citron le plus vif pour faire le colza, une donnée presque systématique, et je le fais évoluer par des dessous en faisant comment est le colza. Je mets du vert d’abord et puis je mets le jaune par-dessus, en plus ou moins grande épaisseur, pour que le vert surgisse. Je rétablis le phénomène du colza. Alors que la plupart des peintres vont copier le colza.

 

 

Date de publication : 12 juin 2017 
Format : 16 x 20 cm
Nombre de pages : 120
ISBN : 979-10-92444-56-8
Prix : 20 € 
 
 
 
 
 

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