Tal Coat et ses amis

Seuls les créateurs peuvent anéantir

Friedrich Nietzche, Le gai savoir, § 58, Flammarion 2007

 

 

Nous évoquerons tour à tour dans ce chapître les amitiés de Tal Coat avec de grandes figures du XXe siècle, Balthus, Bazaine, Braque, Calder, Chillida, Giacometti, Gruber, Kijno, Masson, Miró, Joan Mitchell, Staël ou encore Zao Wou-Ki..., ses liens complices avec les écrivains André du Bouchet, Georges Duthuit, Philippe Jaccottet, Henri Maldiney, Wallace Stevens mais nous commencerons avec ceux qui ont été les familiers : André du Bouchet et Henri Maldiney.

 

Les amis de toujours

 

L'amitié avec André du Bouchet et Henri Madiney a commencé tôt. L'été 1948, Tal Coat fait la connaissance d'Henri Maldiney, philosophe lyonnais, jeune phénoménologue venu sur les lieux vérifier la justesse d'un certain nombre de ses intuitions sur Cézanne. L'affinité entre les deux hommes est immédiate. C'est la naissance d'une amitié qui va s'affermir tout au long des années et qui ne cessera jamais. Pendant des années, la pensée du philosophe trouvera à se nourrir et à se refléter dans l'œuvre de son ami, de même qu'à n'en pas douter, la lecture du monde proposée par Maldiney a conduit le peintre à formuler plus exactement et avec davantage de conviction, les principes et le champ de sa recherche. Ce même été 1948, le critique d'art Georges Duthuit, logeant chez André Masson, voisin de Tal Coat sur la route du Tholonet, lui rend une visite dont on dit qu'il revint enthousiaste. A la même période, il fait la connaissance d'André du Bouchet. Cet ami fidèle - dont le premier recueil Le Moteur blanc paru quelques années plus tard, répond à une perception de l'espace suggéré par les toiles de cette époque - accompagnera bientôt régulièrement cette œuvre du rythme croisé de sa parole surgie d'un semblable étonnement face au monde. 

 

Ce qui lie Maldiney, du Bouchet et Tal Coat est cette vision diffuse du monde saisi dans son apparition-disparition.

 

Ecartant les mains de la nature selon les propos de Maldiney, Tal Coat lie toujours plus intimement l'apparition de la forme à son effacement. De la négation extérieure - impitoyables biffures écarlates - à la négation plus subtile du surgissement de la forme des dernières huiles, un long travail a eu lieu, les yeux rivés sur la nature. Les premières œuvres malgré leurs sujets divers contenaient déjà cette nature écliptique. PoissonsBaigneuses, Profils sous l'eau n'ont cessé de dissoudre dans l'eau la tentation de figer l'œuvre dans une forme établie. Dyonisos navigue au fond des mers écrivit Henri Maldiney à ce sujet dans Regard, parole, espace, (Editions L'Age d'Homme, Lausanne, 1973)

 

                     Qui veille ici ? Quel regard, déjà gardien de l'espace futur de ces toiles seulement commencées, par un continuel retour à l'espace de sa garde, au souci de ce lieu, y entretient sans trêve la possibilité de l'Imminent ? Rien n'émerge encore des profondeurs. Dans l'abîme du temps le verbe est à l'infinitif. Dyonisos navigue au fond des mers... 

 

C'était dans l'atelier de Tal Coat. Le soir tombait. Mais de l'une à l'autre des toiles dispersées, la lumière enfouie se pressait à la surface. dehors ? Dedans ? La profondeur montait des profondeurs. [...] La forme habite l'espace et l'espace la forme. Dehors, dedans, n'existent que l'un à l'autre ; la forme est, au sens strict, le lieu de leur rencontre.

 

Même si elle demeure toujours une condition nécessaire de la création, sa présence n'est jamais insistante chez Tal Coat qui ne destine pas son travail à un équilibre parfait, une totalité achevée. Il excède ce repos apollinien. Détruire pour toujours reconstruire...jusque dans l'écriture et la poésie, la sienne et celle d'André du Bouchet avec laquelle il ne cessera de converser. 

 

Un poème, disait André du Bouchet, c’est un peu comme dans une conversation dans laquelle il ne faut pas chercher à tout comprendre sinon elle s’arrêterait. C’est toujours pour se retrouver ou pour retrouver l’autre (l’autre en soi ou l’autre extérieur à soi) que l’on écrit.

 

Tout le travail de l’écrivain consiste à réanimer les mots surgis, notés, et devenus après coup, comme inertes. À retrouver leur « point de source ». Et pour cela, à élaguer, à supprimer une partie des mots qui sont venus s’ajouter aux premiers. Oui, le travail de l’écrivain consiste en cela : à revenir au point de départ « qui est le point vivant, toujours perdu », à renouer avec lui, à retrouver « cet instant initial où l’on a ressenti l’urgence de noter », afin que cet instant continue à être mouvement, ouverture. Ce qui ne va pas sans arrachement, sans déchirement. Pour survivre et se dépasser, il faut d’abord s’arracher.

 

Avec cet ami de longue date, l'attitude est proche, la moins théâtrale possible dans laquelle rien n'est mis en valeur mais rien n'est mis délibérément dans l'ombre. Les blancs d'André du Bouchet en témoignent, sans artifice. Sa mise en page des mots n'aime pas non plus le cadrage, la composition établie d'avance, le retour à la ligne comme un retour à l'ordre.

 

Plus encore, le poète ressent comme le peintre dans son œuvre cette relation contradictoire au mot, qui le pousse à vouloir le détruire pour aller toujours au-delà.

 

« Je n'aime que ce qui se prête à être supprimé, à être retranché -, et j'enlève ce que j'aime

                  ... je n'ai pu travailler

que pour détruire mon poème

                .... de trop - j'avais crée

l'air - fait place

                ... comme si je ne pouvais voir avec netteté qu'à travers ma destruction.»

 

André du Bouchet : Carnets 1952-56, Plon  - 1990 pp 42.43