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Lille : le destin d'une œuvre en temps de guerre

© RMN-Grand Palais / Philipp Bernard
 
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© RMN-Grand Palais / Philipp Bernard

Ayant subi différents bombardements entre octobre 1914 et janvier 1916, le Palais des Beaux-arts est en partie détruit. Tout en mettant en place d’importantes mesures de protection, les autorités allemandes qui occupent la ville envisagent secrètement de reprendre certaines œuvres qu’elles pensent être issues des spoliations effectuées par l’armée française entre 1793 et 1815 : Le Bélisaire demandant l’aumône de Jacques-Louis David, fleuron des collections, fait partie des possibles « butins » dont les Allemands revendiquent l’appartenance.

Peint en 1781 par le jeune Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumône est reconnu comme marquant le début du néo-classicisme français. L’artiste présente la toile, à son retour de Rome, comme agrément à l’Académie, mais il ne réussit pas à le faire acheter par le roi. En 1786, l’œuvre est vendue au prince électeur de Trèves, Clemens Wenzeslaus de Saxe, et intègre la collection de son frère, le duc Albert de Saxe-Teschen, gouverneur des Pays-Bas autrichiens à Bruxelles. En 1792, ce dernier est contraint de quitter la ville suite à l’invasion des troupes françaises. En 1793, le tableau laissé sur place aurait été acheté par un certain Louis Vollant, qui le revendit par la suite. En 1863, il se retrouve dans les collections du Palais des Beaux-arts de Lille.

Bien que présenté comme œuvre d’agrément à l’Académie, Bélisaire demandant l’aumône est souvent considéré comme une critique indirecte de la monarchie absolue et de ses jugements arbitraires. Bélisaire fut, en effet, un général victorieux au service de Justinien (souverain de l’Empire Romain d’Orient au VIe siècle) qui l’aurait été accusé, à tort, de trahison. Destitué, Bélisaire aurait été réduit à la mendicité après avoir eu les yeux injustement crevés. S’inspirant de cette légende, David choisit le moment où l’un des anciens soldats du général le reconnaît.


Émile Théodore ou cliché Marquette, Lille( ?), photographie du tableau de Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumone, endommagé par les bombardements d’octobre 1914 au Palais des Beaux-arts de Lille,
fonds documentaire du Palais des Beaux-arts de Lille

Qu’il soit français ou allemand, le jugement porté sur ce tableau et plus généralement sur le néo-classicisme français, est emblématique de divergences culturelles profondes. Alors que les intellectuels français voient en David le grand rénovateur de la tradition classique, Plusieurs intellectuels allemands, échauffés par la « guerre des cultures », le considèrent comme une machine sans âme.

David en France : le héros du renouveau classique

Juste avant la déclaration de guerre, au printemps 1913, David et ses élèves bénéficient d’une exposition à Paris. Henri Lapauze, directeur du Palais des Beaux-arts de la Ville (actuel musée du Petit Palais), revient en ces termes sur l’importance que revêt pour lui David :

Quelle est la portée de l’œuvre de David et de ses élèves ? L’art français du XVIIIe siècle s’éloignait tous les jours davantage de la vérité, de la nature. Fait pour l'agrément de quelques-uns, pour une aristocratie privilégiée, pour ses salons, pour ses petits cabinets et ses boudoirs, il s'iso­lait du monde. Il s’abâtardissait, menaçait de s’étioler. […] Enfin David parut. Et bientôt, ce fut  Bélisaire, puis les Horaces, et Brutus. Qu'on y prenne garde : c’est l’art français qui se régénère. […] Ce qui importe, c’est qu’il ait créé un mouvement formidable contre l’affadissement de l’art, c’est qu’il ait redonné à l’art toute sa virilité  Même pompeuse et théâtrale, c'était, du moins, de la virilité, et  nous en avions fini avec l’art des boudoirs et des petites maîtresses, où se perdaient les meilleurs de notre race. […] Il soulignait d’un trait accentué,  […] ce qui montait dans toutes les âmes de ce temps là, - des âmes à la Plutarque, - avides d’air, avides de lumière, avides de liberté.

Ce tableau est un parfait exemple du néo-classicisme : clarté de la composition, théâtralité des gestes et des expressions, unité de temps et d’action, réalisme et modération. Le thème de l’injustice et la critique de l’absolutisme en font une œuvre inestimable pour la France et ses idéaux. Pour Lapauze, David « illustrait, il commentait à sa manière l’effort parallèle des encyclopédistes et de leurs héritiers. »

Henry Lapauze, préface du catalogue de l’exposition David et ses élèves au Palais des Beaux-arts de la ville de Paris, Paris, 1913.

En temps de guerre, le classicisme est une notion extrêmement malléable trouvant des défenseurs aussi surprenants que le sculpteur Auguste Rodin qui, en 1917, exhorte : « Nous ferions bien d’abandonner toutes les chimères d’un cerveau malade et de retourner à la véritable tradition ancienne. […] Nous n’avons pas besoin de l’influence  allemande, mais de celle de nos belles traditions classiques. »

Auguste Rodin,  « De l’art français et des influences qu’il ne doit pas subir », in La Renaissance (Politique…) 5, n°19, 15 septembre 1917.

David vu par les allemands : une « machine » sans intérêt.

Fin 1916, les forces allemandes transforment le musée des Beaux-arts de Valenciennes en dépôt des collections menacées du Nord de la France occupé. Le tableau de David est loin d’être une priorité. Très abimé, il n’arrive à Valenciennes qu’en janvier 1918, au cours du 13e voyage et ne figure pas dans l’exposition Geborgene Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich. C’est en ces termes péjoratifs que Théodore Demmler ,"officier d’art" en charge du patrimoine en France, évoque David et ses suiveurs :

« Vers la fin du siècle, avec l’arrivée de Louis David, le triomphe de la voie antiquisante semble acté. […] David, au sommet d’une école influente, enthousiasme tel un apôtre et défend, sans tolérance, les principes de son style purement héroïque […] »

Puis, parlant du Bélisaire : 
« On ne peut ignorer la beauté du dessin, en particulier celui de la figure de la femme qui se baisse pour tendre une aumône au sauveur de Rome devenu un mendiant aveugle. Mais tout dans la composition manque de vie : la pensée comme l’aspect coloré. […] Il ne fait aucun doute que le contenu moral édifiant ait participé à la renommée d’un tel tableau, tant il était complaisant avec les idées de son temps. »

Theodor Demmler, Préface du catalogue de l‘exposition Kunstwerke aus dem besetzten Nordfrankreich ausgestellt im Museum zu Valenciennes, Munich, F. Bruckmann, 1918, 206 p. traduction : Daniel Bonifacio .

Dans une lettre adressée à Wilhelm Von Bode, directeur général des musées de Berlin, Detlev Van Hadeln (historien d’art allemand chargé de la protection des œuvres dans le Nord de la France) confirme le dédain allemand pour l’art néo-classique de David, et donne à la toile une utilité nouvelle :

« […] s’il n’était pas souhaitable que la Prusse, en tant que successeur juridique de Trêves, réclame le tableau au moment propice. Étant probablement sans intérêt pour Berlin, il sera plus intéressant pour la province rhénane, si l’on n’envisage pas de l’utiliser comme monnaie d’échange. […] « Je ne pense pas qu’un quelconque musée allemand sera heureux de posséder cette machine [en français dans le texte] […]. En revanche, sa valeur est plus grande en France, puiqu’il s’agit d’une importante œuvre de jeunesse de David, et, […]elle occupe une place significative dans l’évolution de la peinture d’histoire en France. »

Lettre du 3 octobre 1917 de Detlev von Hadeln à Wilhelm von Bode, SMB-PK/ZA, NL Bode n°2300.

 

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Bélisaire demandant l'aumône
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