REMARQUE ! Ce site utilise des cookies et autres technologies similaires.

Si vous ne changez pas les paramètres de votre navigateur, vous êtes d'accord.

J'ai compris
Accueil Collections Expositions virtuelles

Maubeuge: exposer en temps de guerre

Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait à la toque d’atelier, 1742, Saint-Quentin, Musée Lécuyer.
 
Informations supplémentaires
Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait à la toque d’atelier, 1742, Saint-Quentin, Musée Lécuyer.

◄ Maurice Quentin de La Tour, Autoportrait à la toque d’atelier1742, Saint-Quentin, Musée Lécuyer. 

Malgré son apparence de petit palais du XVIIIe siècle, l’actuel musée Antoine Lécuyer de Saint-Quentin a été construit entre 1928 et 1932 pour remplacer l’ancien bâtiment détruit pendant la Première Guerre mondiale. Il rassemble aujourd’hui l’une des plus riches collections de pastels de Maurice de La Tour. Pendant la guerre, la collection a pourtant failli être totalement détruite : elle doit sa sauvegarde à une curieuse initiative des autorités allemandes qui décidèrent de créer, dans un ancien magasin de Maubeuge, « un véritable musée de peinture comme en temps de paix » (Alfred Götze, « Au pauvre diable. » Ein deutsches Museum in Frankreich », Berliner Tageblatt, 29 mai 1917, n°269, 46e année, édition du soir.)

L’Autoportrait à la toque de Maurice Quentin de La Tour fait partie d’un ensemble de pastels légués à la ville de Saint-Quentin, en 1788, peu de temps après la mort de son auteur. Tombé dans un relatif oubli après la Révolution française, Quentin de La Tour connait un regain d’intérêt au milieu du XIXe siècle, grâce notamment aux frères Goncourt, qui reconnaissent dans ses portraits, « le XVIIIe siècle qui causait ». En 1877, le banquier Antoine Lécuyer lègue à la ville son hôtel particulier pour qu’il devienne un musée adapté à la collection. Jusqu’en 1917, l’Autoportrait à la toque est présenté dans une muséographie sobre qui aligne les œuvres sur des murs sombres et peu éclairés : cette présentation typique du XIXe siècle est jugée inadaptée par les Allemands lorsqu’ils décident d’exposer les pastels à Maubeuge, à leur manière.

Située en zone occupée, Saint-Quentin se retrouve directement sur la ligne de feu en 1917, suite à la décision allemande de se retirer sur la ligne Hindenburg. La ville est évacuée avant d’être victime d’une politique de la « terre brûlée ». Début avril, le musée Antoine Lécuyer est vidé puis dynamité. Des mesures de protection ont toutefois été prises par l’occupant qui emmène une partie des collections, dont 87 pastels de Quentin de La Tour, à Maubeuge.


Musée 1910, la cour : Le Musée Antoine Lécuyer installé dans l'ancien hôtel particulier du banquier Antoine Lécuyer, vu de la cour d’honneur vers 1910.

Le Musée Antoine Lécuyer en 1919, après les destructions de la Première Guerre mondiale. Vue de la façade sur cour. Archives de la Société Académique de Saint-Quentin.

Là, le musée n’existe plus car il a été détruit le 4 septembre 1914. Dans un premier temps, les collections saint-quentinoises sont déposées à la Banque de France avant qu’un magasin de confections « Au Pauvre Diable » ne soit réquisitionné pour les y installer. Detlev von Hadeln, sous-lieutenant de réserve mais historien de l’art dans le civil, supervise la muséographie et l’accrochage.

 "Au pauvre Diable" 

DufourL’extérieur du magasin "Au Pauvre Diable" à Maubeuge
mi-novembre 1918-janvier 1919
Fac-simile réalisé à partir d’un négatif sur plaque de verre. 
Panneaux du musée “Au pauvre diable” à Maubeuge. Saint-Quentin, musée Antoine Lécuyer.Catalogue du “Musée Au pauvre diable” à Maubeuge
Saint-Quentin, musée Antoine Lécuyer

Pourquoi créer un musée d’art dans un endroit et à une période a priori aussi peu favorables ?

Christina Kott dans Préserver l’art de l’ennemi ? explique que dans le cadre du Kunstschutz, les Allemands ont avancé les arguments suivants :

  • Pour des raisons de conservation ; l’accrochage dans un lieu sec et éclairé étant considéré comme une solution plus efficace que le dépôt dans des caves humides et mal aérées.
  • Pour des raisons de sécurité ; les salles publiques et surveillées du musée permettant un contrôle plus efficace.
  • Pour des raisons de propagande ; exposer les œuvres étant la meilleure manière de prouver que celles-ci n’avaient pas pris le chemin de l’Allemagne.
  • Pour des raisons culturelles ; les autorités allemandes considérant le musée comme « un lieu de noble distraction, de rafraîchissement et d’instruction », souhaitent maintenir une vie culturelle, spécialement à destination des soldats au repos.

La démarche étonne les Français qui dénoncent l’hypocrisie de l’ennemi : d’un côté, celui-ci se présente comme un protecteur du patrimoine mais, de l’autre, il n’hésite pas à détruire les villes une fois celles-ci vidées de leurs trésors. Les spécialistes s’insurgent, quant à eux, contre le parti pris muséographique qui regroupe, sans hiérarchie, œuvres d’art et objets de mobilier. Au contraire, les historiens d’art allemands se vantent de protéger et mettre en valeur l’art de Quentin de La Tour mieux qu’il ne le fût par les Français.


Dufour ; Opérateur DU (code armée, photographe), Photographies du « Pauvre Diable » prises par l’armée française après l’armistice, le 17 novembre 1918 © Ministère de la Culture (France) - Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine - Diffusion RMN

La « présentation mixte » ou « méthode intégrée » qui consiste à créer une « ambiance » autour des œuvres grâce à des objets d’art, donne lieu à une vive polémique. Quand le Français Louis Gillet regrette la présentation sobre de l’ancien musée de Saint-Quentin, l’Allemand Detlev von Hadeln dénonce sa monotonie en la jugeant peu adaptée à l’art de Quentin de La Tour.

Côté allemand

Detlev von Hadeln juge l’ancienne présentation des pastels à Saint-Quentin « démesurément sobre, abstraite et schématique, n’avantageant point les tableaux et pénible pour le visiteur. Sur une tenture uniforme et marron, ils étaient accrochés, les uns serrés contre les autres, créant ainsi une certaine monotonie. »

L’exposition « Au pauvre Diable » est accompagnée d’un catalogue illustré de clichés des salles où cohabitent pastels de La Tour et mobilier d’époque dans des petits salons. Occasion pour Detlev von Hadeln d’argumenter ce choix :

« Il semble évident que les portraits de La Tour ont besoin de pièces de taille moyenne, car c’est là qu’ils développent leur caractère spécifique. Ils ont été conçus et créés pour être contemplés dans l’intimité de pièces d’appartement, et non pour être vus de loin dans de grandes salles. »

Pour lui, les pastels « n’ont pas été conçus comme des œuvres d’art en tant que telles, mais comme des membres intégrés dans la décoration d’un appartement d’une richesse exquise, dont ils constituent naturellement le joyau. »

Source: Detlev von Hadeln, Das Museum Au Pauvre Diable zu Maubeuge. Ausstellung der aus St. Quentin und Umgebung geretteten Kunstwerke, Stuttgart, Julius Hofman, 1918 (2e édition), p.6 ; in Christina Kott, Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupée, 1914-1918, P.I.E Peter Lang, Bruxelles, 2006, p. 287.

Côté français

L’exposition des œuvres de Quentin de La Tour au Louvre en 1919 fournit le prétexte à Louis Gillet de revenir sur l’ancien musée Lécuyer détruit en 1917 et de critiquer l’exposition allemande de Maubeuge.

« Le musée La Tour à Saint-Quentin était un des bijoux de la France. […] Un concierge dévot accompagnait le visiteur dans cette demeure silencieuse. Il ouvrait avec précaution les volets des chambres toujours closes… C’étaient trois chambres peuplées d’apparitions charmantes, une réunion de visages comme sans doute il n’y en a pas une pareille au monde : on eût dit attachée aux murs, fixée par quelques sortilèges, une fête de l’autre temps, une assemblée de personnages qui se fussent donné rendez-vous dans ce coin de province pour y continuer leur existence d’ombres. »

« Aujourd’hui, les pastels de La Tour sont au Louvre. Ils y sont provisoirement, mais enfin ils y sont chez eux, puisqu’on sait que c’est là que la plupart ont été faits. L’Ancien régime logeait ses artistes au Louvre. La vieille Académie y tenait ses Salons. Là, les modèles de La Tour doivent se sentir à l’aise ; ils retrouvent entre ces murs vénérables l’écho des exclamations, des enthousiasmes de Diderot. »

Source: Louis Gillet, « Les pastels de Saint-Quentin au Louvre », Revue des Deux Mondes, 89e année, 1e juillet 1919, p.132. et p135

Cette querelle autour de la muséographie apparaît rétrospectivement comme un épisode de la « guerre des cultures » que se livraient les camps opposés. Cet antagonisme doit être nuancé : la « présentation mixte » ne fait pas l’unanimité côté allemand puisqu’elle a été critiquée avant-guerre ; côté français, d’autre part, ses principes essentiels sont transposés au Louvre en 1919, lors de l’exposition Quentin de La Tour. En 1932, lorsque le nouveau musée Antoine Lécuyer est inauguré, le mécène David-Weill donne des meubles afin de « compléter le mobilier qui doit orner notre musée et en faire un salon » (« La rentrée des pastels de La Tour à Saint-Quentin », Le Grand Écho, 6 juillet 1932.)

 

Texte : Daniel Bonifacio, Alexandre Holin
Relecture : Célia Fleury, Christina Kott, Anne Labourdette
Nos remerciements s’adressent particulièrement à Hervé Cabezas, conservateur du musée Antoine Lécuyer à Saint-Quentin

Bibliographie :

Catalogue de l’exposition, Sauve qui veut. Des archéologues et musées mobilisés, 1914-1918, Forum antique de Bavay et Musée de la Chartreuse de Douai, 2014.

Catalogue de l’exposition, Saint-Quentin-Maubeuge, 1917 : les pastels dans la guerre, musée Antoine Lécuyer, 2007.

Christina Kott, Préserver l’art de l’ennemi ? Le patrimoine artistique en Belgique et en France occupées, 1914-1918, P.I.E. Peter Lang, Comparatisme et société n°4, Bruxelles, 2006.

Louis Gillet, « Les pastels de Saint-Quentin au Louvre », Revue des Deux Mondes, 89e année, 1e juillet 1919, p.132.

Detlev von Hadeln, Das Museum Au Pauvre Diable zu Maubeuge. Ausstellung der aus St. Quentin und Umgebung geretteten Kunstwerke, Stuttgart, Julius Hofman, 1917.

 

ACMNPDC